© Recto Verso, 2002 – Extrait du No 298, septembre – octobre 2002

Article tiré du cahier spécial, L’Internet citoyen, publié dans le numéro 298 du magazine Recto Verso. Accéder à Internet, le contrôler, le réglementer est devenu un enjeu pour la démocratie et le développement local.

Sommaire

Accéder à Internet, le contrôler, le réglementer est devenu un enjeu pour la démocratie et le développement local.

IIIe Congrès mondial des Réseaux citoyens de l’ère numérique

Au Sommet de Québec, parmi la horde des journalistes venus du monde entier, certains arborent une carte de presse inédite, émise par le Centre des médias alternatifs du Québec (CMAQ). Hors des structures médiatiques établies, ils écrivent quelque 370 articles et diffusent une programmation audio en continu, du 18 au 22 avril 2001, sur le site du CMAQ.

Ces journalistes-activistes couvrent à chaud les événements de Québec. Leur devise : «sortir de la pensée unique». Leur outil : Internet, un «lieu démocratique d’échange et de réflexion».

Les créateurs du CMAQ se sont inspirés du réseau Independant Media Center créé aux États-Unis pour la couverture de la réunion de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle en 1999. Selon le principe de l’open publishing d’Indymedia, tout citoyen ou organisation indépendante peut diffuser des nouvelles ou des opinions sur ce réseau. Indymedia a essaimé dans une centaine de villes ou pays dans le monde.

Cette accessibilité, la gratuité et la décentralisation ont été longtemps la règle sur Internet. Cela découlait des principes promus par ses créateurs, à la fin des années 1960, et tenus pour acquis par le public. Mais en fait, dès 1993, lors de l’entré du Web dans le domaine public, les créateurs du fureteur Mosaic (et futurs fondateurs de Netscape– avaient souhaité s’approprier le monopole du World Wide Web. L’inventeur du Web lui-même, le physicien américain Tim Berners-Lee, les en dissuada.

En 1998, le géant Microsoft est accusé par le département de la Justice des États-Unis d’avoir tenté de contrôler l’accès à Internet en liant son logiciel Explorer au système d’exploitation Windows (qui équipe 90% des PC). Le procès se poursuit toujours en 2002.

Les rares instances de régulation d’Internet ne brillent pas par leur transparence. L’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers [www.icann.org] coordonne l’attribution des noms de domaines et des numéros d’adresses IP qui permettent à chaque internaute de naviguer sur le Web. Cette instance de supervision mondiale d’Internet est un organisme privé, créé en 1998 sous l’égide des autorités américaines. Il est constamment sous le feu de critiques qui lui reprochent son opacité et son manque de légitimité.

S’approprier le réseau informatique au même titre que les États et le secteur privé, combler les fossés numériques (car il y en a plusieurs!), bâtir une société de l’information au service du plus grand nombre, voilà justement, résumé en quelques mots, le menu du IIIe Congrès mondial des réseaux citoyens de l’ère numérique [www.globalcn.org] qui aura lieu à Montréal, du 7 au 13 octobre 2002.

GlobalCN 2002

L’événement, aussi appelé GlobalCN 2002 (pour Global Community Networking), est organisé sous le patronage de l’UNESCO. Ce sera bien plus qu’un et together de spécialistes d’Internet et du social. Sous le thème «Démocratiser la société de l’information : innovations, propositions, actions», il a l’ambition de mobiliser la société civile en vue du Sommet mondial sur la société de l’information, à Genève, en 2003, et à Tunis, en 2005.

Lors de ces Sommets, sous l’égide de l’Union internationale des télécommunications (UIT, une agence de l’ONU), la communauté internationale définira des politiques mondiales de communications. L’UIT fixera alors des normes pour des réalités aussi sensibles que la surveillance des réseaux, leur accessibilité pour le plus 4rand nombre, l’enseignement à distance, le commerce électronique, etc.

L’ambition de GlobalCN est de faire entendre la voix des simples citoyens dans ces instances. Pendant la conférence de Montréal, un millier de participants du monde entier (ils étaient moins d’une centaine, à Barcelone, en novembre 2000) traiteront de quatre thèmes:

  1. Les inégalités d’accès aux nouvelles technologies de l’information et des communications (NTIC) pour les individus et les collectivités.
  2. Les initiatives locales au service du progrès social et du développement durable.
  3. Les droits de l’Internet et la nouvelle régulation des communications.
  4. La diversité culturelle sur le réseau, face à la prédominance de l’anglais.

Figurent aussi au programme deux thèmes «transversaux»:/a place des femmes et des jeunes sur Internet (lire l’article page 25); ainsi que deux thématiques «spéciales»:.es logiciels libres et le prochain Sommet mondial, à Genève, en 2003.

Citoyen du monde

Frédéric Dubois a 24 ans. Il appartient à la génération Internet. Il est coordonnateur de campagne au Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec. Il est aussi l’un des animateurs du CMAQ. Il y consacre 15 heures de travail bénévole par semaine. «Mais, pour moi, le CMAQ, c’est central», dit-il. «Je crois qu’il n’y aura pas de changement social sans que les gens aient accès à une information alternative, libre.»

Qu’il s’agisse d’un jeune militant tourné vers le changement social ou d’une communauté isolée désireuse d’accéder à des services équivalents à ceux des grands centres, Internet est devenu essentiel pour la société civile. Celle-ci se structure davantage au niveau mondial que national, constate par ailleurs le professeur Manuel Castells, de l’université Berkeley (Californie), auteur de L’Ère de l’information (Fayard, 1998). «On voit poindre en ce moment les embryons d’une société civile planétaire», avançait-il dans une entrevue accordée au quotidien français Le Monde, le 1er juillet 2002.

Liberté surveillée

Le service de messagerie reste le principal usage d’Internet (90%). Il ne connaît pas les frontières, est peu dispendieux et presque instantané. La Marche mondiale des femmes, la guérilla zapatiste au Chiapas (Mexique), le Forum social mondial de Porto Alegre (Brésil) l’ont utilisé intensivement pour mobiliser l’opinion mondiale. Mais la société de l’information est un monde d’inégalités entre riches et pauvres, pays industrialisés et sous-développés, dictatures et démocraties.

Jusqu’à récemment, seuls des États qui ne brillent pas par leur respect des droits de la personne et de la démocratie cherchaient à contrôler l’information qui circule par Internet. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, la surveillance électronique ¸’est accrue partout, même en Occident. Des fournisseurs d’accès sont obligés de conserver les données de connexion, d’autoriser l’inspection des courriels et communications sans fil.

Les ingrédients d’un contrôle abusif à des fins politiques sont réunis. Le citoyen internaute est un sujet de non-droit. Il ne sait pas qui le surveille et comment, et il n’a aucune prise sur la régulation d’Internet.

Fracture technologique

En Amérique du Nord, seule une minorité d’internautes (environ le tiers) bénéficie d’une connexion à haut débit, par câble ou sans fil. La majorité des branchements téléphoniques sont lents, désuets et parfois carrément inefficaces, un nombre grandissant de sites Web étant conçus pour le haut débit. En 2000, le gouvernement canadien s’est engagé à rendre les services Internet à large bande accessibles à toutes les collectivités rurales du pays (en régions éloignées, dans le Grand Nord, pour les Premières Nations). Un groupe de travail national a déposé un plan d’action en 2001. Le réseau doit être terminé d’ici 2005. Le gouvernement fédéral veut faire du pays le numéro un mondial du branchement à Internet.

Arrondissement.com, un portail «de proximité» pour les résidants des quartiers Mercier et Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal, est né de la rencontre d’un entrepreneur «branché» avec un centre d’accès communautaire à Internet. Plus de 225 groupes locaux y ont contribué.

Arrondissement.com présente des actualités, des rubriques sur l’emploi, le logement, la consommation, la culture, des forums de discussion, etc. C’est un peu l’équivalent, pour l’Est de Montréal, de ce qu’offre le portail Yahoo! aux États-Unis, au Canada, en France ou en Chine. Yahoo! est une organisation transnationale incapable de répondre aux besoins des résidants d’un territoire comme Mercier-Hochelaga-Maisonneuve. Seule une initiative locale comme Arrondissement.com y parvient. Dans la région de Lac Saint-Jean-Est, Cyber-rural, première organisation en son genre au Québec, a mené des expériences d’accès Internet à haute vitesse par réseau micro-ondes.

Maintien de services dans des localités en déclin, cybermédias communautaires, télétravail, ces «collectivités ingénieuses» émergent dans le monde entier. En France, Villes Internet rejoint 437 communes et offre un outil de jumelage pour les élus, des services d’animateurs et de webmestres, ainsi que des documents de réflexion pour les chercheurs et les militants.

Fondé en 1995 par l’Institut canadien d’éducation des adultes (ICÉA) et La Puce communautaire (une entreprise d’économie sociale de Montréal), Communautique a d’abord dispensé de la formation dans les milieux populaires et créé ou hébergé des sites Internet pour des groupes communautaires. L’organisation dirigée par Francine Pelletier a pris du coffre depuis sa création. Elle est à l’origine de la «plateforme québécoise de l’Internet citoyen», qui revendique, au-delà d’initiatives ponctuelles comme le programme «Brancher les familles» du gouvernement du Québec, l’accès à Internet comme à «un service d’utilité publique essentiel pour les individus (et) les collectivités». Les organismes com3unautaires québécois, constate Communautique, sont dotés d’équipements désuets, leur personnel manque de formation et les points d’accès grand public sont encore rares.

Continents oubliés

Pour pallier le manque de lignes téléphoniques, les Africains, les Indiens et les Asiatiques ont adopté le téléphone sans fil, une technologie qui s’est avérée pratique pour les ONG et les entreprises handicapées par des télécommunications peu performantes. Mais, continent oublié par Internet, l’Afrique ne possède pas d’infrastructures de télécommunications étendues. En 2000, les pays de l’OCDE disposaient d’une ligne téléphonique pour deux habitants. Les pays les plus pauvres d’Afrique ne comptaient q’une ligne pour 200 habitants. Internet touchait autant de gens dans la seule Afrique du Sud, pays le plus développé du continent, que dans toute l’Afrique subsaharienne où il rejoint seulement 0,4% de la population.

Impérialisme anglo-saxon

L’anglais demeure la langue de 40,2% des utilisateurs d’Internet, suivi par le chinois (9,8), le japonais (9,2%), l’espagnol (7,2%), l’allemand (6,8), le coréen (4,4%), le français (3,9%), l’italien (3,6%) et le danois (2,1%), rapportait la firme américaine Global Reach [www.glreach.com] en mars 2002.

Bien que le centre de gravité d’Internet se déplace de l’Amérique du Nord vers l’Europe et l’Asie, la majorité des pages Web sont rédigées en anglais. Comment promouvoir l’usage des langues minoritaires sur Internet? Quelle est leur place, quand la micro-informatique provient massivement des États-Unis? Selon l’UNESCO, la moitié des 6000 langues parlées dans le monde est menacée de disparition d’ici un siècle.

GlobalCN 2002 se déroule sous le patronage de l’UNESCO, mais c’est l’UIT qui organise le Sommet mondial. «Depuis longtemps, une tension règne au sein des Nations Unies», expose Alain Ambrosi, P.d.g. du Carrefour mondial de l’Internet citoyen, hôte de la conférence. «Donner le Sommet à l’UIT a été un choix politique, les gens de l’UNESCO ont eu l’impression de s’être fait voler leur Sommet,» explique M. Ambrosi. Les positions de la société civile sont plus proches de celles de l’UNESCO, une agence de l’ONU vouée à l’éducation, à la science et à la culture. Lors de son investiture, le président du processus préparatoire du Sommet mondial sur la société de l’information, M. Adama Samassekou, ancien ministre de l’Éducation du Mali, s’est cependant déclaré très favorable à associer la société civile aux travaux du Sommet, rapporte le P.d.g. du Carrefour mondial. M. Samassekou sera l’hôte d’honneur du congrès de Montréal, aux côtés de plusieurs ministres et représentants d’agences intergouvernementales.

Les ONG ont eu au mieux un rôle consultatif, depuis le Sommet de Rio en 1992» rappelle M. Ambrosi. «La société civile a retenu la leçon. Elle est plus pragmatique dans ces Sommets. Ce n’est pas trop ambitieux de penser que les discussions de Montréal aboutiront à une plate-forme discutée dans les réunions préparatoires, notamment celle de Bucarest, en novembre 2002.»