Mémoire de l’Institut canadien d’éducation des adultes préparé par Lina Trudel et Francine Pelletier présenté au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes dans le cadre de la première étape de la consultation sur l’autoroute de l’information. Le 16 janvier 1995.

L’accès à la cité démocratique

Introduction

L’Institut a tenu à participer à cette première et importante consultation publique sur la mise en place de l’autoroute canadienne de l’information qu’entreprend le CRTC à la demande du Gouvernement. Bien que la formulation des questions soumises à cet examen public semble concerner surtout les acteurs économiques et politiques, il nous apparaît évident que les choix et les orientations qui y seront privilégiés auront une portée culturelle et sociale très considérable. Le résultat de cette consultation aura certainement une influence importante sur la politique globale que le gouvernement adoptera dans ce dossier à plus ou moins brève échéance.

En tant qu’organisme voué à promouvoir le droit d’apprendre des adultes et la participation des citoyens aux affaires de la cité, nous nous intéressons tout particulièrement au potentiel éducatif et communicationnel que représente la convergence des technologies de l’information, des télécommunications et de la câblodistribution.

Un réseau axé sur la communication

Si la plupart des services développés dans le domaine de la radiodiffusion ont emprunté jusqu’à maintenant la voie du divertissement, ceux qui émergeront de la mise en place des systèmes multimédias interactifs risquent de se déployer dans des secteurs d’activités beaucoup plus diversifiés tels, ceux reliés à l’apprentissage, au travail et à la consommation. Ces technologies contribueront donc à transformer considérablement les conditions d’apprentissage et les manières de travailler et de consommer. Le caractère interactif de ces technologies constitue en outre un atout social et démocratique capital, car il permettra aux personnes de les utiliser selon leurs besoins et de créer leur propre réseau d’échange et de partage d’information. Dans le domaine notamment de la formation à distance, la communication bidirectionnelle fait sauter une grande partie des différences existantes entre la formation à distance et celle en face à face.

Le succès phénoménal d’Internet illustre bien ce besoin des utilisateurs en matière de communication. Le succès et la pertinence des services qui seront mis en place grâce à la convergence technologique dépendront très certainement de leur capacité de répondre aux attentes des personnes, non pas seulement à titre de consommateurs mais aussi à titre de citoyens désireux de s’approprier ces technologies et de les utiliser pour leurs besoins de s’informer, de se perfectionner ainsi que de communiquer. En effet, selon une enquête Gallup d’avril 1994, 58,7 p. cent des personnes consultées désiraient obtenir des services éducatifs, ce choix devançant largement le magasinage (21,3 p. cent) ou les jeux vidéo (16,4 p. cent)1.

Cette nouvelle révolution technologique suscite en théorie beaucoup d’espoirs et d’intérêts, mais les stratégies d’implantation ne semblent malheureusement pas toujours favoriser les usages les plus positifs pour le développement et le progrès de l’humanité. Si l’on se réfère aux résultats des premières phases de la révolution informatique, force nous est de constater que le potentiel technologique a été soumis jusqu’à maintenant à des finalités avant tout économiques et qu’elles ont généré des processus d’exclusion d’un nombre croissant de personnes non seulement du marché du travail, mais aussi de la vie sociale et culturelle. Dépendant des orientations qui seront privilégiées et des choix qui seront arrêtés, les nouveaux systèmes multimédias pourront, eux aussi, contribuer soit à contrer ou à renforcer l’établissement d’une société à deux vitesses sur le plan de l’accès au travail de même qu’à celui à l’information et au savoir.

Il nous semble important, à ce moment-ci, de préciser ce qu’il faut entendre par autoroute de l’information. Si on examine la définition retenue par le gouvernement canadien, on constate que ce terme recouvre une réalité beaucoup plus large que le seul domaine de la radiodiffusion et des télécommunications. Dans le document émanant du ministre de l’Industrie, l’autoroute de l’information est définie comme étant un «réseau de réseaux», «raccordant au Canada les foyers, les entreprises, les gouvernements et les divers établissements à une vaste gamme de services interactifs, tels que services de divertissements et d’enseignement, produits culturels, services sociaux, banques de données, ordinateurs ainsi que opérations bancaires et commerce électroniques».2

Le rapport d’étape du Comité consultatif sur l’autoroute, intitulé «Source de nouvelles dimensions pour l’apprentissage, la créativité et l’esprit d’entreprise», souligne en outre que «… cette autoroute concerne moins l’information que la communication, au sens le plus étroit et le plus étendu de ce terme. Il ne s’agit pas uniquement de l’entrée ni de la sortie d’information, mais aussi d’un point de rencontre d’une série de collectivités dotées de cultures riches et dynamiques, grandes ou petites, situées au nord ou au sud, à l’est ou à l’ouest, peuplées d’êtres humains à la pensée créatrice qui communiquent entre eux et s’enrichissent mutuellement».3

Le développement de l’autoroute de l’information aura donc des effets structurant sur l’ensemble des activités sociales. Les services, produits et contenus qui seront offerts et qui circuleront sur ces réseaux relèvent de compétences tout autant provinciales que fédérales et concernent plusieurs types de législation tels: les Chartes canadienne et québécoise des droits, les lois sur les droits d’auteurs, sur la protection de la vie privée et des consommateurs, ainsi que celles sur la radiodiffusion et les télécommunications. Il faut donc éviter de prendre des décisions précipitées et à la pièce qui risqueraient de créer des précédents fâcheux et d’entraîner des effets pervers, qui pourraient être lourds de conséquences, tel la création de monopoles de connaissances et de savoirs.

L’élaboration d’une politique globale

La mise en place de l’autoroute électronique doit s’inscrire dans le cadre d’un projet de société et nécessite ainsi l’adoption d’une politique pouvant tenir compte de l’ensemble des enjeux de société. Dans un tel contexte, il est bien évident que le rôle de l’État ne pourra se limiter à soutenir les initiatives du secteur privé. En plus d’assurer une présence significative de contenu canadien de langue française et anglaise sur ces autoroutes, l’État devra aussi garantir le pluralisme des points de vue et assurer des conditions équitables d’accessibilité à la fois pour les individus et les organismes de façon à préserver les exigences de services publics en matière notamment d’éducation et d’information.

Afin de profiter pleinement du potentiel communicationnel de ces technologies, il faudra aussi prévoir la mise en place de mécanismes pouvant favoriser l’accès à ces réseaux aux petits producteurs et fournisseurs de contenus, qu’ils soient privés, publics ou communautaires.

Ce sont là quelques éléments illustrant la nécessité d’élargir le processus actuel de consultation publique à des problématiques sociales et démocratiques plus larges ainsi qu’à un nombre plus diversifié d’acteurs et d’intervenants. Des mécanismes d’évaluation sociale et environnementale de projets industriels ont été mis en place depuis quelques années au Canada, il serait donc logique et encore plus justifié de mettre sur pied un mécanisme d’évaluation similaire en ce qui a trait à l’implantation de l’autoroute canadienne de l’information. Les bénéfices sociaux qui en résulteraient compenseraient très largement les coûts et les délais suscités par une telle consultation.

Dans un domaine aussi technique et complexe, la capacité de formuler des questions et de proposer des pistes de solution est directement conditionnée par la qualité de l’information disponible. Le processus de consultation devrait donc comporter un engagement de transparence de la part des promoteurs des services et la mise en place, par les pouvoirs publics, d’une stratégie de diffusion de l’information nécessaire et pertinente à la consultation.

Notes

1. M. Leclaire, L’enjeu de contenu des autoroutes électroniques. Document non-public, 1994, p. 9.

2. Industrie Canada, L’autoroute canadienne de l’information. Une nouvelle infrastructure de l’information et des communications au Canada, Ottawa, 1994, p. 1.

3. Comité consultatif sur l’autoroute de l’information, Sources de nouvelles dimensions pour l’apprentissage, la créativité et l’esprit d’entreprise, Rapport d’étape du Comité consultatif sur l’autoroute de l’information, Ottawa, 1994, p. 3.

 

Un lieu de convergence entre le social et le technique

Les enjeux relatifs aux installations

L’Institut s’est penché sur la question des installations parce que nous pensons que les architectures et les caractéristiques techniques des différents réseaux conditionneront les usages possibles, l’origine des contenus et leur accessibilité, la capacité de communiquer des usagers ainsi que l’accès à la connaissance et au savoir. Les choix technologiques risquent fort de déterminer les rapports sociaux ou pédagogiques qui pourront ou ne pourront exister sur l’autoroute de l’information.

Les principes sous-jacents à la conception des réseaux de même que les politiques et réglementations gouvernementales adoptées à cet égard auront, en effet, un impact déterminant sur toutes les facettes de l’autoroute de l’information: l’accessibilité, la capacité de communication, le contrôle des contenus et des usages, les équipements, la conception des interfaces techniques ou visibles à l’usager, l’élaboration des standards et des normes techniques ou déontologiques et la transparence quant aux spécifications techniques.

La communication

L’explosion et la croissance exponentielle du réseau Internet et l’expérience du Minitel en France ont largement démontré que les personnes et les citoyens désirent que l’autoroute de l’information soit essentiellement un outil de communication.

Nous savons que la technologie de la câblodistribution offre actuellement une faible capacité de transmission d’information à partir du foyer ainsi qu’une faible capacité de commutation. Le résultat est donc un faible potentiel en matière de communication entre les utilisateurs. Malgré les prétentions des entreprises de câblodistribution, concernant la bidirectionnalité et l’interactivité de leur réseau, le fait demeure que les «entreprises de câblodistribution ne pensent pas que leurs liaisons vers l’extérieur à partir des résidences, tout au moins à court terme, achemineront davantage qu’un signal de bande étroite. (…) Les services interactifs se limiteront aux échanges entre les abonnés et un serveur central.»1 D’autre part, la capacité des réseaux téléphoniques de transmettre des applications à forte densité d’information dans les deux sens apparaît, elle aussi, comme étant fort limitée au départ. Ce contexte nous préoccupe quant au potentiel de communication entre les usagers pouvant exister sur l’autoroute de l’information.

Bien qu’il soit difficile d’imaginer, à l’heure actuelle, l’ensemble des nouveaux usages ou les nouveaux besoins des utilisateurs de l’autoroute de l’information, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que les citoyens voudront communiquer entre eux à partir de leur foyer. Par conséquent, les infrastructures devraient être en mesure de supporter un important courant originant du domicile. De même, la bretelle d’accès au foyer devrait être constituée d’une large bande passante à deux sens permettant de transmettre la voix, le texte, les données et la vidéo (images et sons).

Dans le contexte de l’autoroute électronique, il devrait être tout aussi facile d’émettre que de recevoir de l’information pour les citoyens. Sur la base de la loi actuelle des télécommunications, il faudrait étendre l’obligation de services pour tous les citoyens à une obligation de bidirectionnalité et de commutation à haute capacité dans les deux sens pour tous les réseaux constituant les assises de l’autoroute canadienne tels la téléphonie et la câblodistribution.

C’est ce potentiel de communication qui distinguera une véritable autoroute de l’information Ä outil de communication, d’accès démocratique à la connaissance, au savoir, à l’éducation continue et à l’information Ä d’une autoroute de vidéos à la demande, de jeux ou de consommation à la carte. «Vidéoway et ses émules s’inscrivent dans des habitudes de consommation télévisuelle bien ancrées. Le type de dialogue qu’elles proposent est proche du zapping dirigé, et fort loin d’un nouveau mode de communication dans lequel, selon le souhait de M. Albert Gore, « nous nous transformerions de consommateur en producteur »»2

Une grande capacité de transmission (voix, données, texte, images et sons) à partir du domicile permettrait également à des petits fournisseurs de contenus avec ou sans but lucratif Ä organismes communautaires, organisations vouées à l’éducation et la formation, municipalités, associations de consommateurs, etc.Ä d’entrer sur l’autoroute et d’y offrir des contenus. Ils pourraient ainsi participer à la diversification des contenus et assurer le pluralisme des points de vue offerts aux citoyens.

L’accès universel à coût abordable

L’accès universel à un coût abordable devrait être assuré à tous les citoyens. L’obligation de desservir ainsi que des mesures réglementaires et de tarifications devraient en conséquence encadrer les activités de tous les réseaux. L’universalité de distribution devrait être un principe directeur de la politique gouvernementale.

L’Institut craint qu’un contrôle trop marqué de l’autoroute électronique par un nombre restreint d’intervenants privés contribue à détourner le potentiel de ces nouvelles technologies et à orienter le processus de dualisation. En ce sens, l’autoroute ne devrait pas servir à amener au domicile exclusivement les produits et les biens de consommation culturels et matériels des conglomérats industriels, financiers et médiatiques.

Pour éviter de créer, en matière d’information, deux groupes citoyens, ceux ayant accès à la connaissance et ceux ayant accès aux seuls produits de consommation et de divertissement. Il faudrait envisager la mise en place d’un service de base accessible à tous les citoyens en matière d’autoroute électronique. Le choix de services pouvant y être distribués devrait faire l’objet d’une consultation publique.

L’accès aux différents réseaux et aux différentes sources d’information

Les citoyens devraient pouvoir voyager facilement sur l’autoroute de l’information. La transparence des différents réseaux, le passage d’un réseau à un autre, la communication avec les utilisateurs d’un autre réseau ainsi que l’échange d’information, de données (voix, texte, vidéo) ou de fichiers devraient être d’autres caractéristiques de base de l’autoroute canadienne de l’information. Les utilisateurs ne devraient pas être prisonniers d’un système fermé et par conséquent, des passerelles devraient être construites entre les divers tronçons constituant les assises de l’autoroute canadienne. L’accès de tous les usagers à tous les autres réseaux tels Internet, Canarie, FreeNet, réseaux communautaires locaux, régionaux ou provinciaux, réseaux de l’enseignement et de la recherche secondaire et post-secondaire, réseaux gouvernementaux, etc. devrait être garanti peu importe la bretelle d’accès choisi par l’utilisateur.

La convivialité des interfaces-usagers

Les interfaces visibles à l’usager (menus et options) devraient être simples et standardisées. Il existe un très grand nombre de personnes soit analphabètes fonctionnelles, soit simplement technophobes ainsi que des personnes souffrant de problèmes de vision ou d’audition. La convivialité des interfaces-usagers devraient donc tenir compte des handicaps physiques ou sociaux.

Comme l’ensemble des utilisateurs devraient avoir accès à diverses bases de données publiques ou privées, des normes, des standards et des interfaces communes devraient être établis pour que les utilisateurs puissent se retrouver facilement dans la masse d’information contenue dans ces bases de données. Par ailleurs, les services ou les contenus offerts par les petits fournisseurs avec ou sans but lucratif devraient être identifiés dans les interfaces visibles aux usagers, et ce, parmi les options des menus de niveau supérieur. D’autre part, des activités de formation devraient être offertes gratuitement aux utilisateurs afin qu’ils apprennent à utiliser au maximum le potentiel des réseaux et de l’autoroute.

Notes

1. E. Angus, D. McKie, L’autoroute canadienne de l’information: services et accès à un coût abordable, Étude stratégique préparée pour la Direction générale des nouveaux médias et Direction générale de l’industrie des technologies de l’information, Industrie Canada, 1994, p. 50.

2. A. Torres, « Sur les « autoroutes de la communication « , la ruée des géants de la finance », dans Le Monde diplomatique, mars 1994, p. 19.

 

Un espace large et ouvert pour l’expression et la création

Les enjeux relatifs au contenu

Comme on a pu le constater, les enjeux se rapportant aux contenants et aux contenus se retrouvent ici très étroitement imbriqués.

Cela dit, nous croyons que le principal défi relatif au développement de l’autoroute canadienne de l’information se situe de façon plus évidente, non pas surtout au niveau de l’infrastructure, mais bien davantage en matière de contenus.

Plusieurs dimensions doivent ici être prises en considération: la nature des contenus et des services à promouvoir pour répondre aux besoins des individus et favoriser l’apprentissage ainsi que l’enrichissement culturel, de même que les politiques et mesures à adopter pour favoriser l’accès à ces services et garantir le pluralisme des contenus qui pourront circuler sur ces réseaux.

Les contenus et besoins à privilégier

D’entrée de jeu, il importe d’abord de rappeler l’importance que prend désormais, pour l’avenir des individus et des sociétés, l’information, le savoir et la recherche scientifique et technologique. Il est donc capital de promouvoir le développement de contenus et de services à haute valeur ajoutée au plan de l’information et de la transmission de savoirs et connaissances. Au Canada et au Québec surtout, malgré des percées dans la production de logiciels, nous avons toujours un retard considérable en ce qui concerne le développement des banques de données et la création de réseaux communautaires locaux. Nous risquons d’être, dans ces domaines de pointe, de plus en plus dépendant des contenus étrangers et conséquemment, être de moins en moins en mesure de faire face aux défis de la société mondiale de l’information.

Les contenus d’information et de divertissement grand public diffusés traditionnellement par les médias vont certainement occuper une place importante sur l’autoroute électronique, mais il ne nous semble pas que ce soit le principal champ de développement des systèmes multimédias interactifs. Ces services de programmation ne disposent-ils pas actuellement de moyens de diffusion parfaitement adéquats et largement accessibles? Les contenus pouvant circuler sur les nombreux réseaux informatiques proviendront de sources beaucoup plus diversifiées et devraient se développer dans des domaines davantage liés aux activités socioprofessionnelles, de recherche, d’éducation, d’apprentissage, de consommation, de communication inter-groupes, et d’accessibilité aux services gouvernementaux. Il devient dès lors difficile d’imaginer qu’une grande partie de ces nouveaux contenus puissent relever de la loi actuelle sur la radiodiffusion et soumis en conséquence aux objectifs socioculturels de cette loi.

L’Institut a toujours insisté sur la nécessité de faire prévaloir les objectifs culturels en matière de radiodiffusion. La dimension culturelle ne doit cependant pas être restreinte à la seule problématique de la protection des contenus canadiens de langue française et anglaise indépendamment des considérations de qualité, de pertinence et de diversité. Le développement de l’autoroute de l’information doit être envisagé comme une occasion privilégiée pour promouvoir la diffusion et la circulation d’information, de connaissances, de points de vue et de contenus culturels, originant de citoyens et de groupes de Québécois et de Canadiens de langue anglaise et française, beaucoup plus diversifiés que ceux que nous imposent actuellement les radiodiffuseurs commerciaux.

« Si les autoroutes de la technologie numérique obéissent au principe de l’accès libre et équitable autant pour les créateurs que pour les utilisateurs finals, on verra s’épanouir la diversité culturelle. Malgré tous les pénibles ajustements qui lui sont imposés par la crise qu’elle traverse, la radiodiffusion telle que nous l’avons connue devrait déboucher à l’avenir sur une production culturelle plus affranchie des frais généraux élevés, d’une capacité de transmission insuffisante et de l’emprise monopolistique sur les voies d’accès aux foyers canadiens »1.

L’État, au lieu d’adopter des mesures visant à supporter et à protéger les entreprises de radiodiffusion et les industries de programmation qui occupent déjà des positions privilégiées, devrait au contraire favoriser le développement de nouvelles formes d’expressions et de contenus. C’est là, à notre avis, la meilleure façon de garantir une circulation suffisante de contenus canadiens sur l’autoroute électronique. Par exemple, la création, l’accès et la mise en réseau des bases de données publiques stimuleraient la diversité ainsi que le pluralisme des points de vue tout en offrant une saine concurrence aux sources d’information privées comme les «services en ligne» américains tels America Online, CompuServe, Prodigy, Genie, ou les bases de données privées telle Lexis (banque légale)/Nexis (banque de journaux, revues et autres publications)

L’encadrement politique et réglementaire

Concernant les principes devant régir l’encadrement politique et réglementaire des activités reliées à la radiodiffusion et à la câblodistribution, nous nageons actuellement en pleine confusion. Les positions et exigences contradictoires du CRTC et des promoteurs économiques ne facilitent certainement pas la clarification des enjeux. Lors des audiences du CRTC sur la structure de l’industrie, au printemps 94, les intervenants privés mettaient de l’avant le principe du libre choix et du libre marché, cette fois-ci, ils réclament le maintien du cadre réglementaire pour préserver l’identité de la culture canadienne.

Rappelons de plus qu’en septembre dernier, le CRTC a exempté les projets de développement de services de vidéo à la demande des exigences de licence. D’autre part, le premier système d’implantation de l’autoroute électronique au foyer, le projet UBI, n’a pas été non plus tenu de demander au CRTC une licence pour exploiter un tel service. Ce système comprendra pourtant la distribution de certains services de programmation en plus des services transactionnels. Plus récemment encore, SEGA, propriété japonaise, était exemptée par le CRTC d’une demande de licence pour la distribution de jeux vidéo sur le câble.

Une stratégie pour favoriser la diversité

Les décisions semblent se prendre actuellement en fonction des seules lois du marché indépendamment des enjeux socio-culturels et des problèmes liés à la concentration accrue des entreprises exploitant à la fois les contenants et les contenus. S’il est souhaitable de voir se développer des entreprises canadiennes capables de faire face à la concurrence de géants américains comme Time Warner, il importe aussi d’éviter le contrôle des contenus, devant circuler sur l’autoroute électronique, par les grands conglomérats et les grands transporteurs tels les entreprises de câblodistribution et de télécommunication. À cet égard, on connaît au Québec la situation privilégiée qu’occupe la compagnie Vidéotron dans le domaine de la télévision et de la câblodistribution.

La compagnie Bell Canada n’a pas, non plus, l’intention de cantonner ses activités dans le domaine de la télécommunication. Elle est en train de se positionner pour occuper une place stratégique dans l’exploitation des services multimédias, à partir notamment de la nouvelle compagnie Média Linx. L’autoroute électronique devrait servir à augmenter la diffusion, la circulation et la production des contenus pour une multiplicité d’acteurs et non pas être appropriés par les grands joueurs économiques. Dans ce contexte, il nous semble important d’adopter des mesures visant à limiter la mise en place de positions monopolistiques. Le CRTC devrait à cet égard viser à restreindre le plus possible l’expansion des activités de télécommunication et de câblodistribution dans le secteur de la production des contenus.

Nous ne pourrons certes pas faire reposer sur le seul secteur privé la réponse aux besoins et aux droits à l’information, au savoir, à la connaissance et à la communication des citoyens et des consommateurs. Ainsi, les pouvoirs publics devraient continuer de développer et de soutenir des réseaux offrant des contenus de nature éducatifs, scientifiques et culturels. Malheureusement, c’est le processus contraire qui est en train de s’opérer. On assiste présentement à une véritable appropriation privée du domaine public.

Des exemples. Le réseau Internet subventionné, en bonne partie, par la National Science Foundation perdra, en 1995, ce financement, qui lui permettait de rester indépendant du secteur privé. Ce réseau se trouvera, dès lors, inexorablement engagé dans la voie de la commercialisation. Plus près de nous, on observe le même phénomène avec le réseau Canarie financé à 33 p. cent par des fonds publics et constitué au départ par Ca*net, lui même composé de deux réseaux d’enseignement et de recherche. Le gouvernement canadien envisage lui aussi de se retirer de son financement. Aux États-Unis, une compagnie privée, West Publishing of Eagan est devenue propriétaire de la pagination quasi-officielle des décisions des tribunaux fédéraux américains et de nombreux juges exigent dorénavant des avocats qu’ils réfèrent aux publications éditées par West. Parallèlement, une campagne de pression menée par un groupe de défense des citoyens, la Taxpayer Assets Project, et visant à garantir l’accès de Juris, la base de données du ministère de la Justice américaine, a entraîné sa disparition complète et l’abandon de ce champ public au secteur privé.2 Les enjeux concernant l’accès au savoir, à la connaissance et à l’information par l’ensemble des citoyens sont, on le voit, énormes et les décisions prises lourdes de conséquences.

L’État devrait donc soutenir et financer la création de bases de données publiques, leur mise en réseau et leur accès. Il devrait également favoriser l’émergence de «serveurs en ligne» canadiens et publics et assurer l’accès à ces serveurs en déterminant une réglementation qui garantirait des tarifs préférentiels, réduits, abordables et concurrentiels face aux serveurs américains ou privés.

L’éducation, les institutions d’enseignement, les bibliothèques, les organisations communautaires et les petits fournisseurs de contenus devraient être soutenus et se voir attribuer une place de choix sur l’autoroute de l’information. Ces secteurs devraient constituer le coeur des services de base offerts à tous les citoyens.

Un enjeu vital pour la culture francophone

L’enjeu relatif à la multiplication et à la diversité des contenus se pose avec une acuité toute particulière dans le contexte de la spécificité culturelle québécoise. Jusqu’à présent les produits culturels québécois de langue française ont occupé une place enviable à l’intérieur du système canadien de radiodiffusion. En revanche, il en va très différemment en ce qui a trait aux contenus francophones qui circulent présentement sur les réseaux informatiques de type Internet, FreeNet, y compris aussi à l’intérieur du réseau Canarie, voie de la recherche, de l’enseignement et de l’industrie. Actuellement, l’anglais constitue pratiquement la seule langue véhiculaire de l’autoroute électronique. Cette situation est très grave de conséquences pour l’avenir de la culture francophone en Amérique. La promotion de l’identité et de la culture de langue française au Canada va exiger d’accorder la priorité, non pas surtout à la production de contenus de divertissements et de jeux vidéo, mais aux contenus davantage axés sur l’information, la connaissance et l’innovation.

Le développement de ces contenus à haute valeur ajoutée va demander la mise en commun de ressources publiques et privées ainsi que l’établissement d’une véritable synergie entre les diverses institutions et lieux de production ou de diffusion de savoirs et d’informations tels les écoles, médias, universités, municipalités, bibliothèques, centres de recherche, entreprises et associations volontaires.

Dans ce contexte de globalisation et en raison de prédominance de la langue anglaise, l’État canadien et québécois devront financer, immédiatement, la création de réseaux locaux (municipaux, régionaux ou provinciaux), de réseaux communautaires, de réseaux francophones, le développement et la conception d’interfaces-usagers en français, la production de contenus par les petits fournisseurs pour garantir la présence de contenus canadiens, québécois et francophones sur les autoroutes nationale et internationale de l’information.

Notes

1. D. Ellis, La culture et l’autoroute de l’information : nouveaux rôles des télécommunicateurs et des fournisseurs de contenu, Stentor, 1994, p. 13.

2. G. Wolf, Who owns the law ?, Wired, mai 1994, pp. 98-101 et pp. 138-139.

 

Conclusion

Quelques pistes d’orientation et de solution relativement au cadre politique et réglementaire

Une politique globale et une nouvelle loi

L’implantation de l’autoroute de l’information comporte des enjeux et couvre des activités qui dépassent le cadre actuel des lois canadiennes de la radiodiffusion et des télécommunications. Il nous semble donc nécessaire de mettre en place un processus visant l’élaboration et l’adoption d’une politique globale et d’une nouvelle loi sur l’autoroute de l’information. Cette nouvelle loi pourrait être distincte, ou unifier, englober et prolonger les lois actuelles sur la radiodiffusion et les télécommunications.

  • Le processus d’élaboration de cette politique devrait faire l’objet d’un large débat public, donner lieu à des études plus approfondies et être soumis à des mécanismes d’évaluation sociale. Il devrait aussi comporter une démarche d’information et de sensibilisation du public, de façon à faciliter la compréhension des enjeux et la formulation de propositions éclairées de la part des citoyens non-techniciens et des consommateurs.
  • L’aire d’expansion des réseaux informatiques étant de plus en plus transnational et international, il nous apparaît nécessaire de mettre en place une structure visant à harmoniser un certain nombre de règles et de normes tant techniques que déontologiques devant régir l’interconnexion des réseaux et la circulation des contenus sur les réseaux informatiques nationaux et internationaux.

L’autoroute de l’information devrait être considérée comme un service public essentiel d’information et de communication, dont l’accès devrait être universel pour les individus et les fournisseurs de services et de contenus. L’accès à ces réseaux devenant de plus en plus essentiel à l’exercice des droits à l’information, à l’éducation, à la communication, au travail, ainsi qu’aux services gouvernementaux, il faudrait en arriver à définir un service de base devant être accessible à l’ensemble des citoyennes et citoyens.

  • Les services de base devraient être définis par un processus de consultation.

L’autoroute de l’information ne devrait pas servir à amener au domicile exclusivement les produits et les biens de consommation culturels et matériels des conglomérats industriels, financiers et médiatiques. Cette autoroute devrait, au contraire, élargir l’accès à de nouveaux contenus de type communautaire, éducatif et récréatif.

  • L’architecture des réseaux devraient être conçues de façon à répondre prioritairement aux besoins de communication des individus, collectivités, associations, entreprises et institutions. Ainsi, les réseaux constituant les assises de l’autoroute devraient être véritablement bidirectionnels et interactifs.
  • L’État devrait inclure, en plus d’une obligation de services à tous les citoyens, une obligation de bidirectionnalité et de commutation à haute capacité dans les deux directions (vers le foyer et originant du foyer).

Une période de transition

D’ici l’adoption d’une politique globale, il faudrait prévoir une période de transition qui facilitera une plus grande souplesse et ouverture des réseaux aux besoins des citoyens et la prise en considération d’objectifs de société aux plans à la fois économique, social, culturel et démocratique.

  • Dans cette période de transition, il est important de ne pas prendre de décisions qui compromettraient les acquis de la loi actuelle de la radiodiffusion. Les nouveaux services multimédias interactifs que se proposent d’offrir au grand public les services déjà couverts par la loi actuelle sur la radiodiffusion, à savoir des contenus sonores ou des images ou une combinaison des deux, devraient être tenus de l’obligation de recevoir une licence du CRTC.
  • Les services de vidéo sur demande et de jeux vidéo devraient également être intégrés aux activités de radiodiffusion.

Au cours de cette période de transition, il importe également de maintenir les acquis relatifs à la règlementation des tarifs pour l’accès au service de base.

Il faudrait adopter des mesures pour assurer l’accès universel aux infrastructures ou réseaux pour les petits fournisseurs. L’accès devrait être offert gratuitement aux produits et services canadiens provenant d’institutions à vocation communautaire, éducative, etc. Des tarifs préférentiels devraient être accordés aux services et produits canadiens.

Nous pouvons déjà prévoir que tous ne pourront s’offrir l’autoroute de l’information. Ainsi, des points d’accès gratuits devraient également être offerts à l’ensemble des citoyens dans de multiples lieux publics: écoles, bibliothèques, institutions d’enseignement secondaires et post-secondaires, organismes voués à l’éducation et la formation, organisations communautaires et populaires, services gouvernementaux, centres commerciaux, etc. afin de contrer les processus d’exclusion basés sur l’accès à la connaissance, au savoir et à l’information.

Afin d’éviter la domination d’un type de transporteur et favoriser une plus grande diversité des contenus, le CRTC devrait interdire l’achat d’entreprises de câblodistribution par des entreprises de téléphone; limiter le plus possible l’expansion des entreprises de télécommunication et de câblodistribution dans le domaine de la production des contenus.

Le gouvernement devrait créer un fonds d’aide à la création et la production de contenus, de logiciels, de didacticiels, d’interfaces techniques ou d’interfaces usagers à caractère novateur, éducatif et communautaire.

Le gouvernement devrait soutenir et financer la création de banques de données publiques canadiennes de langue française et anglaise. Il devrait aussi soutenir et financer le développement de réseaux électroniques pour faciliter les échanges dans le milieu associatif et éducatif comme les FreeNet et Agora.

Le gouvernement devrait soutenir et financer des études sur les impacts sociaux de l’autoroute de l’information.